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Se préparer à la lecture à voix haute
Interview croisée

Interview croisée de Kitty Crowther et Carl Norac

Interview croisée de Kitty Crowther et Carl Norac


Aimez-vous lire à voix haute et pourquoi ?

Kitty Crowther : J’aime énormément ça. Très très souvent, quand je commence une conférence, je lis un de mes albums. Cela me permet d’atterrir. De me rappeler pourquoi je suis devant ces gens qui m’attendent.
De me souvenir que j’aime tellement ça. Partager, lire à voix haute.
Déguster,savourer chaque mot, chaque rythme. De calquer ma respiration de ligne en ligne. De faire vibrer l’histoire au mieux.
Je pense que j’aime viscéralement ça, pour l’unique raison que je l’ai reçu.
Ma délicieuse grand-mère, fumeuse de deux paquets par jour, et mon père étaient/sont de merveilleux lecteurs.
Ils croient en chaque chose écrite dans le livre. Comme si c’était vrai de vrai.
On joue le jeu.
J’aime autant lire à voix haute qu’écouter.
Il y a ce qui est écrit, les faces visibles pour l’esprit et les faces cachées, celles que l’on devine. Puis, il y a la voix du lecteur, avec toute la palette des couleurs de la voix. Son timbre, sa résonance, son intention. Sa présence et absence. Être ensemble, assis ou debout dans une salle (ou dans une chambre d’enfant sur le point de basculer dans le sommeil), être sur terre et ailleurs au même moment.

Carl Norac : Un texte n’est pas enfermé dans le livre. Il peut respirer par une voix. Voilà pourquoi j’aime lire à voix haute. Souvent, d’ailleurs, je quitte les lignes écrites et je rajoute des épisodes, à tort ou à raison. Les enfants savent aussi que lire un texte, c’est changer l’histoire. Parfois, une page peut être drôle ou mélancolique, apaisante ou tonitruante selon la voix qui lit. Un jour où je lisais au Sénégal, un conteur m’a dit que le mot "poésie" et le mot "chant" en wolof ont la même racine. Et je pense, comme lui, que tout texte possède son oralité. Verlaine parlait même, pour le poème, de « la musique avant toute chose ». Ce que j’aime aussi, c’est que chaque lecture est un moment unique, même si l’on a raconté l’histoire à sa fille déjà dix fois ! Kitty parle de cette belle expression « être ensemble » et ce sont aussi les mots qui me viennent en premier.

Vous y préparez-vous et de quelle façon ?

Kitty Crowther : Je fais tout mon possible pour être bien présente. Sentir le poids du livre dans mes mains. Sentir le papier au bout de mes doigts. L’odeur, quand je l’ouvre. Mettre une main dessus, prendre un temps avant de l’ouvrir. Comme si je demandais la permission au livre de le lire (même si c’est moi qui en suis l’auteure).
Je respire.
Et je tente, d’être à la fois le lecteur ET celle ou celui qui écoute.

Carl Norac : Je lis toujours un texte à haute voix avant de l’envoyer chez un éditeur. J’ai cette habitude de lire seul dans une pièce sans me demander si je ne délire pas un peu !
J’essaie, comme Kitty, d’imaginer celles et ceux qui m’écoutent, comment trouver le ton qui pourra permettre au petit flux de la voix de voyager jusqu’à l’autre, de faire sens. Souvent, je veux trop bien faire, c’est grandiloquent. Mon ancienne timidité fait que j’ai tendance à lire trop vite, alors que se préparer, c’est aussi oser la lenteur. Doser la part de silence qui est encore de la musique. Mais quand on est devant un public, de toute façon, ça change, selon l’ambiance, l’humeur personnelle. Ce qui ne peut pas vraiment être préparé, c’est la magie qui s’installe ou pas. Et c’est ça aussi la beauté de ces moments.

Comment prenez-vous en compte le lieu, le public ?

Kitty Crowther : Je tente de m’assurer que tout le monde entend (ce qui n’est pas une mince affaire avec ma voix). Peu à peu, j’oublie que le public est là. Je fais mon possible pour vivre l’histoire, avant tout.

Carl Norac : Personnellement, j’aime être près des gens, à portée de souffle. Un ami saxophoniste m’a dit que, quand il joue, au début, il projette les sons en pensant qu’il les envoie aux quatre coins de la pièce, pour que la musique occupe l’espace. Comme un parfum qui se répand. Je ne prétendrai pas faire ça avec ma voix, mais j’y pense souvent : savoir comment les mots vont se déplacer dans le lieu où je me trouve à l’instant de lire.

Quelles qualités vous paraissent incontournables ?

Kitty Crowther : La sincérité.
Ne pas forcément induire, mais se laisser emmener par les mots, sentir le lapin blanc qui vous entraîne de l’autre côté.

Carl Norac : Les mots de mon amie Kitty traduisent aussi ce que je ressens. Ne jamais tricher est la clef. Peu importe si la langue fourche, si on se trompe, si on reprend sa respiration, voire même si on a une petite peur visible. Quand on lit, les mots nous traversent aussi, il faut laisser libre ce passage, naturellement.

Quelles erreurs sont à éviter ?

Kitty Crowther : En faire des tonnes. Prendre des voix trop bizarres. Jouer l’acteur.
J’ai toujours préféré les auteurs lisant des textes plutôt que des acteurs.
Cela m’ennuie souvent. Ce sont les voix « intérieures » qui me plaisent les plus.

Carl Norac : Chaque texte possède sa propre logique. Certains demandent de l’extravagance, d’autres de la retenue. Certains textes donnent presque envie de chanter, d’autres de chuchoter. L’erreur est de se donner un cadre systématique, des tics, des manières. Il ne faut pas faire de gestes si ce n’est pas nécessaire : je me souviens parfois d’élèves obligés, en récitant un de mes poèmes, de faire, devant moi, une fausse chorégraphie qui visiblement ne leur plaisait pas tant elle était artificielle parce qu’elle ne venait pas d’eux.

La lecture du soir était-elle systématique quand vos enfants étaient petits ?

Kitty Crowther : Oh! que oui! Je lisais souvent deux à trois livres, un soir sur deux. Mes deux fils et moi en choisissions chacun un (les autres soirs, c’était au tour de leur papa. Il aimait particulièrement Tintin).

Carl Norac : Pas toujours, pour moi avec ma fille. Sa maman lisait aussi souvent à voix haute que moi. J’avais un rituel assez particulier : je devais improviser une histoire à partir d’un mot ou d’une image. Une épreuve redoutable, qui créait une magnifique complicité. Il ne faut jamais hésiter à déborder du livre, à le quitter un moment ou à y revenir, une fois l’histoire finie. Il y avait aussi la tradition du « noir quart d’heure » issu de ma région en Belgique : on lit à la lueur d’une bougie ou d’une lampe de poche, ce qui augmente la magie du soir… J’en ai fait un album dans la collection Pastel. Mais c’est une expérience à essayer absolument avec n’importe quelle histoire.

Que représentait ce moment ?

Kitty Crowther : Un trésor.
Quand un enfant a compris quelque chose par lui-même, il se sent aussi géant que l’Univers.

Carl Norac : Dans nos vies d’aujourd’hui où chacun court (et parfois, on se demande pourquoi ?), ce partage-là est même un moment d’amour. Car le temps d’une lecture, parents et enfants sommes enfin seuls au monde, et ces émotions ou rires partagés sont bien plus qu’une gentille ouverture vers le sommeil.

Quelle est la voix qui vous a le plus marqués ?

Kitty Crowther : Mon père a une voix magnifique.
Et oserais-je dire la mienne ? Cela paraît présomptueux. Désolée. Mais c’est parce que je sais d’où elle vient. Un travail d’orthophonie durant sept ans.
[Être corrigée en permanence quand j’étais enfant et ado parce que j’étais malentendante (je me suis même fait gronder car je n’arrivais pas à reproduire des sons que je n’entendais pas).]
J’ai toujours parlé très bas, de peur de heurter les oreilles. Je suis incroyablement sensible aux voix. Bizarrement, j’entends beaucoup de choses à travers une voix. Si elle est nasale ou bien située dans le ventre, dans la cage thoracique, dans la gorge ou dans le crâne.
Un jour, une sourde appareillée m’a dit que j’avais la plus belle voix de sourde qu’elle ait jamais entendue. Ce fut un moment très puissant d’entendre ça. Dernièrement, j’ai été éblouie par une femme sud-africaine qui parlait avec sa colonne vertébrale. C’était saisissant. C’était tellement beau.
Vous dire aussi que j’ai eu la grande chance, plusieurs fois, d’entendre Carl Norac lire ses poèmes pour adultes (je pense que je n’oublierai jamais). Carl est un incroyable lecteur. Il sait tout lire.

Carl Norac : Kitty termine par un compliment qui me touche beaucoup ! [Je vais avoir l’air de renvoyer l’ascenseur mais ceux qui me connaissent savent que je dis toujours ce que je pense!]
Lire ma poésie pour adultes est toujours une épreuve, car l’âme y est mise à nu. Nous avons partagé de nombreux moments où j’ai entendu la voix de Kitty, et ce qui m’émerveille, c’est qu’elle revit l’histoire comme si elle venait à l’instant d’une partie secrète d’elle-même, d’un souvenir ancien, presque inconscient ou chamanique. Sa lecture reflète, au fond, sa façon de créer.
Quant à moi, la voix qui m’a le plus marqué, c’est sans conteste celle de ma mère, la comédienne Irène Coran. Elle a brillé sur les scènes, dans un art aujourd’hui trop oublié, celui de la déclamation. J’avais une chance folle d’avoir au bord du lit, le soir, cette façon de moduler la voix, de révéler le sens et les sous-entendus d’un texte, d’emmener en voyage. Je lui rends hommage dans un album: on y voit une mère en train de lire, l’enfant l’écoute, et le lit n’est plus dans la chambre mais sur la mer.
J’avais une petite chambre, mais avec un lit-bateau, et je voguais (presque) pour de vrai…

Carl Norac lit son album le Noir quart d'heure, illustré par Emmanuelle Eeckhout

La lecture et les bébés